Juillet –– octobre 1993
Dix mois se sont écoulés. Les béquilles ayant soutenu un temps une cheville fragilisée ont laissé place à une démarche plus sûre. Mon tympan meurtri par l’idiotie d’un camarade de chambrée a vu Dame chance poser la main sur sa cicatrisation quasi totale. Cette part d’audition recouvrée me permet de profiter, à dose raisonnable, de mon walkman Aïwa autoreverse offert par mes parents avant mon départ pour le service militaire.
Au rythme d’un paysage somnolent, le train corail me ramène chez moi, tout du moins pour un temps mais je ne le sais pas encore. Entre les feuilles d’un magazine ciné dédié à la carrière d’Arnold Schwarzenegger, le certificat entérinant mon passage sous le drapeau me fait réaliser la route accomplie et début d’une autre, un peu plus longue, surtout incertaine. Mes pensées sont brutalement interrompues par un militaire du rang faisant partie du même contingent il y a seulement quelques heures encore. Son regard laisse transparaître une lucidité malmenée, son haleine chargée assied mon intuition. La rumeur bruyante, parvenue jusqu'à moi au travers des portes coulissantes inter voitures, s’ouvrant au grès du déplacement des passagers, était donc fondée. La célébration de « la quille » se veut un peu trop imbibée pour certains. L’ancien « collègue » sent une envie irrépressible de lire, il est clair que si je lui prête ma revue je ne la reverrai certainement pas alors j’émets un refus d’une manière plus ou moins diplomatique. Ce dernier s’énerve, les conditions sont réunies pour une échauffourée et c’est bien la dernière chose dont j’ai envie mais l’arrivée d’un autre fêtard venant chercher son acolyte sauve la situation. Les deux hommes s’éloignent afin de rejoindre leur joyeuse troupe. J’en profite pour ajouter un distance supplémentaire entre eux et moi, changeant de voiture, d’ailleurs certains voyageurs semblent avoir eu la même idée.
A quelques places de mon nouveau siège, un ado est absorbé par son numéro de Joypad, un magazine que je ne connais pas. Un sourire s’esquisse sur mon visage , je me revois lire les numéros Amstrad Cent Pour Cent, empilés à côté de mon 6128 endormi sous les housses confectionnées par ma mère. L’heure d’arrivée approximative fixée par la SNCF est encore loin, aussi je décide de les passer avec les écouteurs dans les oreilles non sans avoir eu un petit clin d’œil des « Tomny Knockers » écrit par Stephen King alors que je cherchais l’appareil dans mon sac. Ce livre m’a accompagné durant une permission passée en caserne. Bientôt, « The Soul Cages » de Sting vient atténuer les quintes de toux, discussions ou encore froissement d’emballages de sandwichs triangles, sons inhérents au voyage ferroviaire.

Le sommeil s’invite, en filigrane tout d’abord, puis l’enfant d’Hypnos et Nyx vient apposer fermement ses mains sur mon regard. Ce dernier occultera les avions s’envolant dans un ciel d’azur vers une destination inconnue, laissant derrière eux des fils d’Ariane éphémères. Morphée me délaissera juste avant l’entrée en gare. A ma descente du train, quelques salutations à des têtes connues m’ayant accompagné durant ces derniers mois. Par la suite il y aura des lettres, coups de téléphone puis les correspondances s’estomperont, liées et déliées au grès des chemins de vie. Encore un peu endolori, sac sur l’épaule, je traverse le quai sur lequel les ombres s'étirent.
Dans le hall de gare où se mélangent parfums de viennoiseries, ceux des journaux et odeur de tabac entre autre, ma mère m’attends tout sourire. Quelques minutes plus tard je n’ai jamais autant été heureux de retrouver la vieille Toyota Corolla avec ses sièges délavés. Mon père, affaibli, est lui aussi content de me voir à sa manière. La route se dévoile bientôt après avoir fait fi d’une circulation liée à l’arrivée du train, dans quelques minutes la ville deviendra un bloc dépareillé dans les rétroviseurs. Les kilomètres seront teintés de questions, surtout celles de mon père concernant mon avenir professionnel. Mes réponses seront laconiques, j’ai clairement besoin d’une transition. Mon chien pose sa tête sur mes jambes, sa présence m’apaise tandis que mon regard se perd dans les dernières lueurs empourprées de cette journée.
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Euh non pas de cadeaux pour cette année merci!
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Au détour d’un repas simple et quelques mots échangés, les nouvelles du coin: la copine qui m’avait préparé ma cassette avec «In the army now » de Status Quo a déménagé pour construire sa vie, elle a rencontré un homme... mes meilleurs pensées vont vers elle malgré un sourire amer. Durant le service ses lettres m’ont réconforté. La fatigue reprend ses droits mais avant de retrouver ma chambre j’embrasse d’un regard les champs alentours. La lumière du couloir dessine les ombres en mon sanctuaire dont une particulièrement reconnaissable. Avec ses housses, plongé dans cette semi obscurité, le 6128 ressemble à un spectre empli de rancœur. Ma lampe de bureau allumée, l’atmosphère s’adoucit quelque peu mais éclipse le noyer et sapin planté pour mon second noël en ces lieux, j’avais deux ans. Allez, le temps de poser négligement mon sac de voyage dans un coin, je tente de renouer le lien brisé. Le moniteur émet son bruit caractéristique, chassant les derniers effets d’une électricité statique renvoyés pas le tissu des protections. Avant que l’écran bleu ne s’affiche mes mains parcourent le carton destiné aux disquettes… Il me faut choisir un soft qui me fera retourner à la source… Conjurer le sort… Voyons voir…
Oui, très bien! Mon choix se porte sur « The fantastic voyage » édité par Amsoft, inclus lors de l’achat du cpc 6128 via La Redoute. Oui c’est parfait. Mes doigts n’hésitent pas, je connais déjà la commande à saisir pour ce jeu. A peine le temps de poser le fin boîtier cristal sur le bureau que le jeu est chargé. J’aurais peut-être hésité si il s’agissait d’un chargement cassette. La musique se joue et fait remonter chez moi quelques sensations endormies, je passe divers tableaux mais dois me rendre à l’évidence… l’enthousiasme n’est plus réellement présente. La fatigue est désignée comme la coupable idéale. Je décide d’arrêter là pour le moment. L’Amstrad reprend son allure spectrale, protégé comme il se doit.

Les mois passent, un puis deux petits boulots se présentent. Le soir je m’essaye à d’autres softs parmi les disquettes aux étiquettes griffonnées à la hâte comme par exemple « Panza Kick Boxing » qu’un ancien copain de classe m’avait donné (je remercie d’ailleurs Khaïlas de m'avoir rappelé ce jeu via sa dernière vidéo. Je vous invite à visiter sa chaîne ici). Pendant le court chargement, mon regard se perd sur les gants de boxe offert par un athlète local professionnel, m’ayant appris deux trois petits mouvements depuis longtemps oubliés. Ces derniers ont vu plus d’un match, leur usure en témoigne. Le jeu chargé, j’effectue quelques combats. J’ai assez apprécié ce soft en son temps. Je laisse tomber, tente autre chose comme "Operation Wolf" ou "Ghouls’n’Ghosts" sans plus de motivation. Les mains croisés derrière la nuque, je pose mes idées sur le poster de « Batman Returns » accroché au-dessus de mon bureau. L’ordinateur éteint, je me lance dans la lecture des anciens numéros d’Amstrad Cent Pour Cent… mais oui! C’est ce qu’il me faut! C’est décidé, demain je me rendrai dans le magasin Mammouth où nous allions acheter des softs
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Il n'écrasera plus les prix désormais...
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Au volant de la Toyota, les kilomètres défilent, dans son habitacle résonne la chanson « Country feedback » de R.E.M puis « The magnificent seven" des Clash entre autre. J’ai profité de mon service militaire pour finaliser l’obtention de mon permis sur une Renault 4L avec ses vitesses type « karaté ». Heureusement pour moi, les leçons de conduite accompagnée m’ont sauvé la mise, celles données à l’armée et l’examen du permis ayant été très légers (une marche arrière, deux coups de clignotants, une priorité à droite… et c’est bon). Quelques instants plus tard, le voilà (non, pas Albator) avec son enseigne défraîchie par les assauts des intempéries. Le fait de chercher une place au sein du parking avec la voiture des parents me laisse un étrange sentiment. Quelques souvenirs affluent, notamment ceux où mon frère était avec nous.
Allez, il est temps de franchir ces portes coulissantes, accompagné par le contraste des températures… et… Oui, il est encore là, l’espace multimédia du pachyderme, présentant ses portiques de sécurité comme des défenses! Le sourire me revient, de là je ne vois pas encore distinctement les boîtes de softs… mais au fur et à mesure que mes pas réduisent la distance, une certaine appréhension s’empare de moi. L’Amstrad ne semble plus avoir sa place parmi les rayons là où jadis les boîtiers cristaux de « Renegade » et bien d’autres me faisaient rêver. Absorbé par ma circonspection, je ne le vois pas tout de suite… mais pourtant il est toujours présent lui aussi, l’imposant vendeur aux cheveux roux. Le voile du temps s’est discrètement posé sur les traits de son visage. Micromania et autres catalogues par correspondance ayant fait les beaux jours de mes Amstrad cpc, je ne suis pas revenu ici depuis un moment.
En levant la tête, nos regards se croisent , un temps d'arrêt est marqué, il semble m’avoir reconnu, lui qui pourtant me regardait à peine lorsque je venais accompagné par mes pairs. Un client l’interpelle, je ne reverrais plus jamais le vendeur. Je sors du magasin quelque peu troublé pour me rendre à l’espace presse, j’ai promis à ma mère de lui acheter ses précieux mots croisés tout comme le programme TV « Télé 7 jours » qu’elle accumule à côté de son fauteuil au rembourrage hémorragique. Bientôt, les parfums de moquettes, plastiques sont remplacés par ceux des magazines, journaux et autres ouvrages. J’ai repéré les deux articles convoités lorsque ma vision périphérique détourne mon attention. Je reste interdit. Tout de noir vêtu, maintenant face à moi, le numéro 49 d’Amstrad Cent Pour Cent. Le sous-titre est sans équivoque: « Nous nous sommes tant aimés ». Je ne compte pas l’acheter mais le prend en mes mains pour être sûr de la réalité de la chose. Un geste maladroit l’ouvre accidentellement, me faisant arriver sur une publicité concernant le livre « ces ordinateurs sont dangereux » écrit par François Quentin. Je repose de le magazine puis sort après avoir réglé mots croisés et programme télé, un peu absent.

Quelques minutes plus tard, me revoici sur le parking. Derrière moi, l’enseigne Mammouth continuera de s’allumer aux premières manifestations nocturnes. D’ici quelques années, le pachyderme subira une nouvelle extinction, ses sacs plastiques verront une autre espèce prendre la place: un oiseau rouge. Pour ma part, octobre 93 marque ma dernière venue en l’hypermarché. A l’heure où j’écris ces lignes, les ordinateurs Amstrad ne sont peut-être plus aussi dangereux mais le souvenir que j’en garde reste féroce.