mardi 16 avril 2024

Clavaudius Boudiou

 Tout le monde s’entendait sur une chose, Clavaudius Boudiou était vieux mais en réalité personne ne connaissait réellement son âge. De même, il était impossible de se rappeler sa venue. « Oui, je l’ai vu à l’épicerie… mais après réflexion je n’en suis pas sûre » vous dira Miss Tindle avant de vous déballer l’intégralité des noms de ses chats. Même le médecin du village voisin vous dira ne pas se rappeler de sa dernière visite. Pourtant son aspect vestimentaire ne laissait pas indifférent, un pardessus noir arrivant aux genoux d’un jean gris passé depuis belle lurette agrémenté de trous par-ci, par là, un sweat à capuche anthracite dont la fermeture éclair à mi-course semblant n’avoir jamais été ouverte au-delà et surtout ses santiags réparées avec du scotch industriel, gris lui aussi pour éviter de faire tâche, constituait un portrait atypique dans le coin. Pour achever le tout, son visage faisait état de joues creusées par des sillons, ses yeux enfoncés, renvoyait un bleu gris acier qu’on avait du mal à fixer plus de quelques secondes. Ces derniers effaçaient d’ailleurs presque son nez légèrement aquilin et des cheveux gris argent plaqué en arrière, complétés par une barbe drue.

Le bonhomme était donc difficile à oublier d’autant qu’il se trimballait dans une Ford Mustang noire poussiéreuse et qui, d’après certains connaisseurs, était un modèle originale, datant de la belle époque, si tant soit peu que telle période existait. Pas un accident répertorié, pas la moindre contravention ou infraction selon les gendarmes, mais de qui parlait-on déjà? Semblable à un angle mort dans un rétroviseur, Clavaudius Boudiou existait mais son nom résonnait plus comme celui d’une légende que l’on découvre au détour d’un livre terminant sa vie dans un vide-grenier. Parfois, souvent même, à moins que…. Bref, souvent, on voyait sa guimbarde garée sur la place de Nabret, le vieil homme assis au volant, attendant on ne savait quoi…. Mais qui s’en souciait?

En réalité, depuis ce matin, Clavaudius Boudiou était en « Freelance » comme disait les jeunes cadres dont les dents rayent le parquet. Selon ses dires, il en avait ras le cul de faire le « job » en intérim. De qui? De La Mort bien sûr! Oui, le vieil homme était à son compte, partenariat sonnerait peut-être un peu plus juste. Même si il avait une amplitude temps à respecter, pour lui c’était déjà nettement plus respirable. Il pouvait passer des heures à lire dans sa voiture, manger des tuiles au paprika par deux, pester parce que des miettes s’accrochaient dans les poils de sa barbe, et écouter Dire Straits en attendant que l’heure n’arrive. Parfois, Clavaudius était admiratif devant sa « caisse » comme il aimait à le dire. Pour autant il n’aurait jamais connu la marque de cette dernière si il n’était pas venu chercher un collectionneur passionné dans ses derniers soupirs. D’ailleurs c’était l’un des transports les plus pénibles qu’il eut à réaliser. Le gars n’arrêtait pas de jacasser, pire que sa bergère…. Mais d’ailleurs, avait-il été marié? Peut-être mais lui même n’en était pas sûr. Son dernier souvenir était celui de son trépas en…. Quelle année déjà? Plutôt quel siècle? Tout ce dont il se souvenait c’était ce dernier souffle en regardant le ciel bleu azure au milieu d’un champ. Quoiqu’il en fût, en une heure de route, le mécano lui avait tout déballé, la motorisation, consommation, les suspensions et sur un ton de lassitude que le gusse ne perçut pas, le vieil homme lui avait demandé « Si je pète sur le siège en cuir, est-ce que ça va ricocher et en mettre un coup dans le turbo? »…. Il était parti d’un fou rire, de ceux qui tendent vers la démence.

Une fois, l’un de ses passagers lui avait posé une seule question: « Comment c’est…. Après? ». La réponse du passeur était restée évasive: « Tout ce que je peux vous dire c’est que le Cosmos est un vrai bordel ». Il lui arrivait aussi de prendre en charges des animaux, le plus souvent des chiens car les chats n’avaient pas, la plupart du temps, encore atteint leur neuvième vie. L’un de ces foutus clébards avait joué avec la faux miniature qui lui servait de porte clef. Une autre fois, une jeune fille morte par overdose se trouvait séduite par son chapelet à son poignet. Après une toux gênée, il avait avancé qu’il s’agissait d’un cadeau d’un moine tibétain. En réalité, Clavaudius ne connaissait absolument rien de cette religion et le bracelet lui avait été offert par la coiffeuse du coin reconvertie dans la confection de bijoux en achetant son matériel à « Rural Discount ». Suite à son décès, le salon était resté vacant. La plupart des mourants se sentaient obliger de lui offrir quelque chose et beaucoup de ces « merdouilles » terminaient dans le coffre de la mustang. 

Dès qu’il en avait l’occasion, le vieil homme allait rendre visite à l’augure, un esprit désincarné qui siégeait dans un champ abandonné. Les anciens de Nabret le fuyaient comme la peste même si on se demandait comment on pouvait bien tomber dessus, l’endroit étant perdu au bout d’un chemin à peine visible et plus entretenu depuis fort longtemps. L’avenir faisait parti des bons tuyaux que Clavaudius tenait à avoir dans un coin de sa main. L’Augure aimait qu’on lui raconte des blagues et demandait souvent à son unique interlocuteur de lui en raconter. « Tu connais l’histoire du gars qui…. » Commençait l’homme mais il était toujours interrompu par l’esprit: « C’est bon je viens de voir la fin…. ».

A ma connaissance, Clavaudius Boudiou parcours toujours les routes du coin, au volant de sa Mustang, en écoutant du Dire Straits à fond les ballons, un rouleau de gros scotch gris pour réparer ses santiags et un tube de tuiles paprika à portée de main…. Histoire de tuer le temps.

 

 Ce texte, écrit il y a quelques années de cela, m'a été inspiré par l'acteur Roberts Blossom

Roberts Blossom dans Christine.

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